2 étoiles, V

Les Variations Goldberg

Les variations Goldberg de Nancy Huston.

Éditions Babel; publié en 1994 – 249 pages

Premier roman de Nancy Huston paru initialement en 1981.

Les variations Golberg

Pour cette soirée de la St-Jean, Liliane et son mari ont invité quelques proches à venir écouter Liliane interpréter les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Un concert de chambre intime dans la pièce où elle a l’habitude de travailler. Une réception parfaite, les portes fenêtres qui donnent sur le balcon sont ouvertes et on entend les bruits de Paris. A mesure que s’élèvent les notes, Liliane se laisse emporter par ses pensées. Sa répugnance pour le grand répertoire du piano, son coup de foudre lorsqu’elle a découvert le clavecin pour la première fois, l’exigence de la prestation. Et puis de variation en variation, ce sont les réflexions de ses invités qui font surface, une après l’autre. Le souvenir d’un moment partagé, le passage du temps, les relations, les rancœurs familiales, l’ennui, l’envie obsessionnelle de fumer une cigarette…

L’approche de ce roman est très intéressante : chaque chapitre donne la parole à un personnage différent. Un aria et trente variations pour trente et un portraits en quelques pages. Ce qui est intéressant, c’est qu’au fur et à mesure de la lecture, on entre dans les consciences des auditeurs. Les uns après les autres, on commence à comprend leur lien avec l’artiste et son mari. L’idée est originale mais cela n’est pas suffisant pour en faire un bon roman. Le nombre de personnages est trop grand et la compréhension du contexte en est complexifiée. De plus, le lien qui les uni est trop tenu pour tenir le lecteur en haleine, on s’ennuie par toute cette narration. Par contre, Nancy Huston est capables de décrire la musique avec intelligence et de lui donner vie. En lisant ce texte, on peut donc se familiariser avec l’univers du piano et du clavecin. L’auteur montre une culture musicale appréciable, même si le thème musical est secondaire.

La note : 2 étoiles

Lecture terminée le 16 juin 2013

La littérature dans ce roman :

  • « S’ils veulent se choquer du sang qui coule, ils pourraient faire un peu plus attention aux champs de bataille, non ? Mais ça c’est pas maladif, ça c’est le beau-sang-rouge-de-la-patrie, ça ils veulent bien en voir, ils en redemandent même, et s’il n’y en a pas assez dans les journaux et aux informations télévisées, ils en mettent davantage dans les romans et les films ; ce sang-là, ils en avaleraient des litres tous les jours ! »  Page 37
  • « Au moins les concerts font ça, ils font taire provisoirement. Le reste du grand art non. Les livres ça compte pas, on est seul de toute façon. »  Page 43
  • « Ce soir, la maison ressemble à un château hanté. C’est Mme Kulainn qui l’a voulu ainsi, j’en suis certaine. Et je sais aussi pourquoi le choix des Variations : parce qu’elle-même est comme ça. En fragments. Ses poèmes aussi. Elle n’a jamais écrit que des poèmes. Elle m’a dit une fois qu’elle aurait voulu écrire un livre et je m’en suis étonnée. Mais c’était un livre qui aurait eu du blanc, partout où elle aurait hésité avant d’écrire. Si par exemple il lui fallait dix secondes pour écrire une ligne, alors une minute d’hésitation vaudrait six lignes de blanc. Ainsi de suite. Des pages entières seraient blanches, et comme ça les lecteurs verraient que l’inspiration de l’écrivain ne coulait jamais de source. En plus, ils pourraient écrire eux-mêmes dans les blancs tout ce qu’ils voudraient, à partir des mots qui précédaient ou à partir d’autre chose. Mme Kulainn a ri en me parlant de cela : un tel livre ne se vendrait jamais, ça va de soi. »  Pages 45 et 46
  • « Sa vie à lui était entièrement faite de mot. Les livres, les conférences, les émissions de radio, les interviews ; à chaque instant de sa vie il prenait la parole, on lui donnait la parole. »  Page 46
  • « Parce que ces gens, là, c’est tous des fins idéologues. Ça se peut pas de juste lire un livre ou juste voir un film comme ça, sans arrière-pensée. C’est urgent de la caser dans une de leurs boîtes à –isme : idéalisme, humanisme, manichéisme, romantisme, réalisme et tutti-quantisme. »  Page 52
  • « Puis elle me traîne de-ci, de-là et je me liasse faire, bon ça c’était ton « restau-U », et c’est là que t’as rencontré le soûlard qui t’a raconté ses quatre mariages et qu’il était plus talentueux que Shakespeare, et OK je viendrai avec toi écouter ta chère Liliane ce soir »  Pages 53 et 54
  • « Quand je prends un livre, il me semble toujours que j’aurais dû en prendre un autre ; pour lire Untel il faut d’abord avoir lu Untel, et je commence à flipper parce que je ne vois plus que des lacunes partout. »  Page 67
  • « Je suis la seule à ne pas pouvoir me suffire à moi-même. La seule dont l’intelligence est trouée. Je peux lire n’importe quelle quantité de livres – pendant les vacances j’en consomme deux par jour – et ça ne change strictement rien, les trous restent là, béants. »  Page 68
  • « Il nous menaçait avec un gros fusil de chasse et Bernald m’a dit pendant qu’il faisait demi-tour : « Comment ça se fait qu’on dise « bâtard » pour insulter les gens en anglais et pas en français ? » – alors que moi je pissais dans ma culotte. Il était fasciné par la violence. Pas un truc morbide, simplement ça le préoccupait. Deux de ses bouquins étaient là-dessus. »  Page 73
  • « Il vivait seul à ce moment-là et je venais dans son appartement où il y avait des bouquins partout, même par terre et même dans la cuisine. »  Page 75
  • « On s’amuse plus, je sais pas comment dire. Il me parle de ce qui se passe et j’arrive pas à comprendre pourquoi il écrit plus. C’est pas que je lisais ses bouquins mais c’était quand même sa façon à lui de se bagarrer. »  Page 77
  • « À quoi avait pensé Chopin en écrivant cette valse ? Certainement pas aux malheurs qu’il préparait pour tous les pianistes à venir. Peut-être était-il à Majorque avec George Sand, malade et grelottant dans un château sans chauffage, et écrivait-il la Brillante pour qu’ils soient transportés dans un ailleurs splendide, mirobolant… »  Page 85
  • « Nous avons vieilli. Pas de manière dramatique – ce n’est pas encore la scène finale de la Recherche du temps perdu – mais, enfin, nous vieillissons. »  Page 91
  • « Ainsi, plutôt que la Recherche du temps perdu, ce concert serait la recherche de la perte du temps ? »  Page 95
  • « Je n’admettrais pas qu’on puisse juger, dans le temps, de ma performance, et la comparer à celle de X ou Y. On ne peut pas juger l’écriture comme ça, selon des critères objectifs. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les critiques d’aligner leurs imbécilités. L’autre jour, un article dans le Temps disait que mon dernier livre se situait à mi-chemin entre l’avant-garde et le rétro. En d’autres termes je fais du surplace, je pédale dans le yaourt. Mais au moins ce crétin n’avait pas le droit d’être dans ma chambre, à épier par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais… Ce que je souhaiterais par-dessus tout, pour mes livres, c’est que les gens qui s’aiment aient envie de se les lire à haute voix. Comme les contes d’autrefois. Les familles autour d’une cheminée, les amants au lit ; ça, se serait vraiment bien.»  Pages 95 et 96
  • « Il m’a demandé de jouer quelque chose sur ma flûte. Je n’en avais pas encore joué. Je l’ai sortie de son étui, elle me semblait enchantée littéralement, j’avais l’impression que quand les trois morceaux seraient assemblés, ce serait un bâton magique omnipotent. Elle luisait comme si elle était éclairée de l’intérieur, comme si son métal provenait de la caverne d’Aladin. »  Page 102
  • « Elle se mettait au lit toujours vers dix heures et demie, et je restais debout pendant quelque temps encore, à feuilleter des livres dans l’appartement silencieux. »  Pages 115 et 116
  • « J’apporte avec moi plusieurs partitions de la bibliothèque. Elles sont rangées parmi les autres livres par ordre chronologique ; les auteurs vivants sont dans le couloir ; je ne me résigne pas à installer des étagères dans la chambre de ma mère. »  Page 116
  • « Lorsque j’émerge exténué de la pièce à musique, la blancheur de l’aube est déjà perceptible. Je range les partitions dans la bibliothèque, ainsi que les livres que j’ai consultés plus tôt dans la soirée. »  Page 117
  • « Quand je t’ai rencontré tu n’enlevais même pas ton pantalon pour baiser, tu le baissais jusqu’aux genoux. C’était ça ton habitude, monsieur Don Juan : tirer un coup et puis salut. »  Page 122
  • « Tu as choisi le 24 juin, la nuit de la Saint-Jean, la nuit des sorts. Tu as cherché à créer, pour eux tous, le songe d’une nuit d’été. »  Page 126
  • « Quand j’écrivais, le même dilemme était constamment présent. Le souci de ne pas faire avec des mots des murs, mais plutôt des constructions ajourées, me faisait craindre la chute à travers une des ouvertures que j’avais moi-même pratiquées. Alors tu me parlais des portes qui ne pouvaient être ni ouvertes ni fermées – t’en  souviens-tu ? -, mais entrouvertes ; on essayait d’imaginer d’autres choix possibles que celui, occidental à outrance, de « faire le plein », et celui, oriental à outrance, de « faire le vide ». Mais j’étais persuadé – je le suis encore- qu’ici et maintenant l’écriture ne peut pas illustrer ce choix ; qu’elle sera toujours pleine jusqu’à l’écœurement ; qu’elle ne peut éviter d’être détournée en enseignement (savais-tu que Blanchot et Duras sont désormais inscrits au programme du bac ?).  Page 127
  • « On l’avait invité pour parler de son dernier livre qui traitait des idéologies de la guerre. Les autres invités étaient des historiens et des philosophes qui s’occupaient de sujets voisins – on avait même dégotté un légionnaire qui venait de publier ses mémoires, histoire d’ajouter un peu de sel à la soirée-, mais enfin l’émission était une sorte de cadeau de reconnaissance à Bernald Thorer, un vote de confiance, pourrait-on dire. »  Page 136
  • « Mais ils ont peur. Ils aiment pas l’électronique. Ça les fait penser à 1984. À Watergate. Les calculs froids de la machine froide. »  Page 147
  • « Quant à moi, ce n’est même pas la peine de lui raconter que j’ai assisté avec enthousiasme au séminaire de Franz Blau cette année, « La psychanalyse de l’opéra ». Je sais que ça le ferait rire. Pourtant, ce séminaire est la seule chose qui me rend la vie vivable en ce moment. Tout le reste m’ennuie. Les journaux, les livres, les revues n’arrêtent pas de sortir et c’est toujours la même chose. Les discours politiques, c’est encore pire. Blau, au moins, s’aventure sur un terrain inexploré. C’est fantastique. Sa théorie de l’opéra comme familialisme musical. Le père, la mère, le fils, la fille : basse, soprano, ténor alto. La soprano serait donc la mère… Ça me fait réfléchir. J’avais lu une fois l’étude clinique d’une actrice professionnelle. Elle avait une façon très singulière de parler de sa voix. »  Pages 154 et 155
  • « Il suffisait que je batte un rythme sur une casserole pour qu’ils se regroupent autour de moi, les yeux grands comme des soucoupe. Et quand je chantais, c’était littéralement l’enchantement, j’étais comme le joueur de flûte d’Hamelin. »  Page 164
  • « Et pourquoi, me dirait en ce moment mon gentil réanimateur, vous mettez-vous toujours dans des situations où vous vous sentez inférieure ? Si vous étiez restée chez vous ce soir avec un livre, vous auriez pu écouter les Variations Goldberg sans douleur. »  Page 185
  • « « Pourquoi avez-vous toujours besoin de vivre par procuration ? Souvenez-vous de Don Giovanni – » Oui. Mais là, je n’avais guère le choix, c’était pour ma thèse. Il fallait que j’aille voir toutes les représentations de la pièce et de l’opéra, il fallait que j’écoute les différentes versions musicales à longueur de journée, il fallait que je lise les dizaines de variantes de l’histoire ainsi que les analyses critiques, au moins les plus importantes d’entre elles ; sinon ce n’aurait pas été du travail sérieux. C’est vrai que le film m’a chamboulée quand même. Moi qui croyais tout savoir sur le personnage de don Juan, il m’était resté une question essentielle à résoudre, dont j’avais discuté à deux ou trois reprises avec Thorer, dans qu’il y apporte une réponse véritable : pourquoi mil e tre ? Et, dans le film, j’ai enfin compris. Evidemment, ce qu’on dit toujours c’est que s’il faut à don Juan la multiplicité, le nombre excessif des conquêtes amoureuses, ce n’est nullement pour en jouir – du début jusqu’à la fin de l’histoire il n’éprouve pas un seul instant de vrai plaisir – mais plutôt pour les écrire, c’est-à-dire pour allonger sa lista. En ce sens il ressemble aux libertins de Sade (et le « donjuanisme » est aussi dilué par rapport à don Juan que l’est le « sadisme » par rapport aux personnages sadiens), car dans les deux cas le sens des actes érotiques s’épuise dans le récit qu’on peut en faire. Mais le parallèle s’arrête là, car les victimes de don Juan sont par définition consentantes : elles doivent l’aimer, éperdument ; leur souffrance doit provenir exclusivement du fait qu’elles sont mil e tre, et jamais des sévices qu’elles auraient subis des mains de leur amant.
    Mais pourquoi don Giovanni aime-t-il les femmes ? Car il les aime…toutes : jeunes et vieilles, belles et laides, vierges et matrones. Il les flaire comme le ferait un animal ; il dit : « Je sens la femme. » « La femme », tout comme « la boisson » (Vivant le femmine ! Viva il buon vino !), représente pour lui le moyen par excellence de bafouer la morale des honnêtes gens. Celle-ci n’est même pas la morale chrétienne : elle repose sur la raison, le respect d’autrui, les convenances bien sûr, mais il y a aussi beaucoup de jeu : infidélités, frivolités et fêtes : en un mot, tout ce que don Juan abhorre. De l’origine de son refus catégorique des valeurs de ce monde et de son adhésion inébranlable à l’Enfer, nous ne savons rien. Nous savons seulement que, d’un pas ferme et résolu, il s’avance vers sa mort.
    Aucune femme d’aucune mythologie n’atteint cette grandeur-là. Aucune femme n’est aussi pénétrée de la terrible nécessité de son destin. Lorsque les femmes font preuve d’une détermination et d’une force comparables – Médés, Antigone – c’est toujours par réaction : parce qu’elles ont été mortellement blessés par des hommes. Les femmes ne possèdent pas d’emblée la capacité de mener une action, pour elle-même, jusqu’au bout. C’est ça que le film a montré avec une lucidité impitoyable. Donna Anna et donna Elvira pouvaient bien être splendides dans leur douleur ; elles étaient méprisables parce que dépourvues de volonté propre ; pas un instant elles n’avaient l’initiative. Anna devient fière et mensongère, Elvira oscille entre le désir de sauver son âme et l’espoir d’être à nouveau aimé de don Juan ; Zerlina trahit son fiancé et use de « ruse féminines » pour le récupérer lorsqu’elle constate que ses chances auprès du maître sont très minces…
    C’est Zerlina qui adresse, sur un mode parodique et à Masetto impuissant, les paroles que toutes les femmes adressent à don Giovanni : « Arrache-moi les yeux, bats-moi, et je baiserai la main qui me bat. » Les femmes tournoient autour de l’homme, poussent des cris, se mettent dans tous leurs états : ce sont elles qui sont en proie aux émotions bassement humaines, provoquées par un être surhumain ou inhumain. Dire son désir : voilà le sens de la vie de don Juan : voilà le sens de la vie de don Juan ; voilà aussi ce qui le rend supérieur aux femmes, qui sont réduites, comme partout et comme toujours, à répondre à ce désir par oui ou non. »  Pages 186 à 189
  • « Le soir même, j’ai envoyé ma lettre à Thorer. C’était simplement une citation de Des Forêts, dont j’avais lu le Bavard quelques jours auparavant. « Imaginez un prestidigitateur qui, las d’abuser de la crédulité de la foule qu’il avait entretenue jusque-là dans une illusion mensongère, se propose un beau jour de substituer à son plaisir d’enchanter celui de désenchanter ». Ce sont presque les mots exacts, j’avais recopié la citation dans mon cahier parce qu’elle m’avait plu ».  Page 191
  • « En bibliothèque, je comprends que ce soit interdit – s’agit pas de voir la collection de la Nationale flamber à cause d’un petit thésard négligent – encore que j’aie été dans des bibliothèques où c’était pas interdit – quel délice – c’est comme lire dans son propre fauteuil chez soi – l’idéal, quoi. Si on pouvait fumer à la bibliothèque Nationale, j’installerais un lit de camp dans la salle des imprimés – le long de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert – je sortirais que pour pisser. Dans l’état actuel des choses, il faut que je sorte au moins une fois par heure, c’est chiant – je m’efforce de lire cent pages avant d’aller dans la cour – parfois c’est difficile justement à cause de ce que je suis en train de lire. Tu sais de quoi je parle, hein, Bernald ? Giordano Bruno, par exemple, j’allumerais bien une clope toutes les pages. »  Pages 193 et 194
  • « Ça faisait peut-être quinze ans que je le voyais à la BN – on était pas des copains, mais on bavardait de temps en temps – on s’était vu vieillir au milieu de nos piles de bouquins – lui venait pas aussi souvent que moi, plutôt par période – mais il prenait toujours une place près de la porte, comme moi – je sais pas pourquoi, puisqu’il sortait pas tous les quart d’heure pour fumer. »  Page 194
  • « Il se construisait une sorte de forteresse avec ses bouquins – il mettait la tête là-dedans et en ressortait pas avant huit heures du soir. Je l’avais taquiné là-dessus – je lui disais qu’il allait devenir comme ces vieux pépés qu’on voyait –penché à quatre-vingt-dix degrés depuis la taille à force d’avoir passé soixante ans le nez dans les bouquins – ils pouvaient plus se relever – comme s’ils voulaient être tout prêts avec leur révérence, le jour de l’entrée à l’Académie. »  Page 195
  • « Il disait bonjour aux employés – même la bonne femme du vestiaire – il échangeait des potins avec le conservateur – et il me semblait qu’on lui apportait ses bouquins plus vite que ceux des autres, mais peut-être que je me trompe. »  Page 195
  • « Moi je me sens pas très à l’aise – d’accord, il lit quelque chose de drôle – je comprends pas quand même, pourquoi il rit tout haut – ça lui ressemble pas, c’est pas normal. Il a plus ri de toute la matinée – nous prenons un sandwich ensemble à midi, je lui demande ce qu’il était en train de lire tout à l’heure – il me répond Hérodote. D’abord je suis interloqué – j’avais jamais pensé à Hérodote comme à quelqu’un de spécialement folichon – mais Bernald me raconte une ou deux histoires, c’est vrai qu’elles sont désopilantes – surtout qu’il raconte très bien – à la fin on a les larmes aux yeux à force de rire. »  Pages 196 et 197
  • « Vers trois heures, je me remets à bosser – j’avais pour ainsi dire oublié l’incident du matin – quand j’entends une sorte de sanglot. C’est pas vrai, je me dis – il va se mettre à pleurnicher maintenant ? Toujours à cause d’Hérodote ? »  Page 197
  • « Au bout de quelque mois on a commenté à rééditer ses vieux bouquins  – on parlait de lui dans les journaux comme s’il venait de mourir – je trouvais ça scandaleux, mais il y avait rien à faire. »  Page 198
  • « Quand même, il a pas l’air mort du tout – il a plutôt meilleure mine qu’avant. S’il s’est trouvé une épouse charmante et cultivée, tant mieux pour lui. Vaut mieux que ça soit elle qui fasse rigoler et pleurnicher, plutôt qu’Hérodote. »  Page 198
  • « A par papa – avec sa philosophie – son amour de la science, comme il disait. C’est vrai qu’il était amoureux d’elle – il emmenait dans son lit des tomes gros comme ça – maman devait les enlever le matin quand elle faisait le lit – ça c’est un philosophe. Moi j’ai pas un seul bouquin dans ma chambre – il y a rien, à part le lit et le cendrier. Je trouvais ça dégoutant comme il lisait tout le temps, papa – au lit, à table, aux chiotte pendant des heures – quand je voulais lui demander quelque chose il y avait toujours un bouquin entre sa gueule et moi – c’est pas possible. Et à quoi ça a servi ? Maintenant mes livres se vendent bien – ça le fait enrager, que la physique puisse être aussi courue que la métaphysique – et je m’en contrefous.
  • « Maintenant que maman est pas là, il y a plus personne pour enlever ses bouquins du lit – on va le retrouver étouffé sous les œuvres complètes d’Aristote, un de ces beaux jours. »  Page 199
  • « « Quelle fourberie ! Tu détestes les interruptions du téléphone quand tu travailles. Ou, plutôt, quand tu fais semblant de travailler. » Comment ça, je fais semblant ? Je fais une vraie traduction d’un vrai bouquin, ne t’en déplaise. Pour une vraie maison d’édition en plus, et avec un vrai contrat. Qu’est-ce qu’il y a de faire semblant là-dedans ? Ça explose de rire à l’intérieur de ma tête. »  Page 210
  • « Claude ! C’est toi qui as déchiré le livre de ta petite sœur ? Pas de dîner pour toi ce soir. »  Page 213
  • « Elle descend l’escalier sans faire de bruit, une Lady Macbeth dans sa chemise de nuit blanche en dentelle, elle flotte jusqu’à la cuisine et ouvre un paquet de petits gâteaux, de préférence de ces cigares russes qu’on sert avec le champagne, elle les compte, il y en a 8 par rangée et 3 rangées en tout, il ne faudrait pas qu’elle mange le tout parce que ça ferait 24, un chiffre réellement redoutable tellement il se subdivise, il suffirait donc qu’elle s’arrête après 7 mais ça laisserait 1 dans la première rangée, alors peut-être 13 mais ça ferait pas exactement la moitié, alors elle continue, elle mange lentement et sans faim, elle ne fait que compter et se demander quel serait le meilleur moment pour s’arrêter, elle pourrait s’arrêter après 17, par exemple, parce que l’après-midi elle a mangé 17 cerises, et la deuxième transgression pourrait ainsi annuler la première ; finalement c’est mieux de les manger tous parce que comme ça elle pourra faire disparaître le paquet et ses parents ne sauront pas, après elle se précipite dans la salle de bains pour se pencher sur le lavabo, c’est mieux que les cabinets parce que l’eau du robinet fait moins de bruit que l’eau de la chasse, souvent elle n’a même pas besoin d’enfoncer les doigts dans la gorge, ça remonte tout seul, comme maintenant je sens le champagne remonter dans mon gosier, et comme un de ces jours je sentirai le sang gargouiller encore dans mon vagin, sortir par bulles et ruisseler entre mes cuisse : quand je le voudrai bien. »  Pages 221 et 222
  • « Quand je prépare, après dîner, ce breuvage épais et foncé avec la cafetière italienne, et que je m’installe à la table pour renouer contact avec Gramsci, ou Benjamin, ou Adorno, c’est comme si j’étais véritablement en train de dialoguer avec eux dans un café. »  Page 224
  • « Au XXe siècle, en France, seuls les riches avaient le droit d’écouter cette musique-là. Souvent même était-elle composée à la commande du roi, tout comme le théâtre de Molière. »  Page 224
  • « Manuel. Manny. Mon petit homme. Il y a des choses qui échappent aux carreaux de ta grille. Quand tu m’embrasses les seins, comment penser aux conditions économiques de ce qui se produit là : l’amour ? Mais même sur ça tu voudrais avoir prise : tu écris sur les rapports sexuels sous le capitalisme, tu analyses la phallocratie comme rejeton des valeurs bourgeoises, tu me donnes à lire Engels, l’Origine de la famille, et les freudo-marxistes modernes… »  page 231
  • « Nous pourrons dire qu’au lieu de lire un livre ou d’aller voir un film, nous avons écouté un concert. »  Page 245
  • « La roue a fait un tour complet et j’en suis sortie indemne. Quelques courbatures, ce n’est pas un prix trop fort à payer pour ce qu’il m’a été donné de comprendre. Songe d’une nuit d’été, comme je l’avais dit à Bernald : mais, contre toute attente c’est sur moi-même que le sort a été jeté. »  Page 249

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