5 étoiles, C

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre de Ruta Sepetys

Éditions Gallimard (Scripto), publié en 2011, 424 pages

Roman de Ruta Sepetys paru initialement en 2011 sous le titre « Between Shades of Gray ».

Lina est une jeune lituanienne qui vit à Kaunas avec ses parents et son petit frère Jonas. Très douée pour le dessin, elle a le talent pour intégrer une prestigieuse école d’art à Vilnius. Si elle passe les examens d’entrée, elle pourra étudier avec de grands artistes d’Europe du Nord. Mais une nuit de juin 1941 sa vie bascule, des gardes du NKVD arrêtent tous les membres de sa famille. Les soviétique se livrent à une épuration organisée par Staline : on arrête toute personne ayant une activité intellectuelle et qui serait susceptible de nuire au pouvoir central. Le père de Lina, Kostas, est le doyen de l’université et est dans la mire des dirigeants. Toute la famille sera déportée et persécutée comme une grande partie du peuple lituanien. Les captifs sont conduits à la gare et embarqués dans des wagons à bestiaux : femmes, enfants et vieillards d’un côté et les hommes de l’autres. Kosta est ainsi séparée de sa famille. Lina, sa mère et son frère chemineront plusieurs semaines dans des conditions inhumaines alors que la nourriture est insuffisante. Ils seront déportés en Sibérie sans savoir ce qui arrive à Kostas. Dans le désert gelé des monts de l’Altaï, soumis aux travaux forcés, il leur faudra lutter pour survivre dans des conditions les plus cruelles qui soient. Dans ces camps certains abdiquent, d’autres combattent. Pour résister, Lina s’accroche au dessin, aux enseignements de Munch et à l’amour des siens.

Un très bon roman d’une grande sensibilité. L’auteur décrit dans ce récit la terrible déportation, quasi inconnue, du peuple lituanien lors de la deuxième guerre mondiale. Cette lecture est étonnante car on constate que les conditions de vie dans les camps de détention russes étaient aussi cruelles que dans les camps allemands. Sous les russes, les conditions de détention sont axées sur la torture, physique et psychologique, qui mène progressivement vers la mort mais dans des souffrances atroces. À travers les personnages de la famille Vilkas, l’auteur nous fait vivre la détresse des déportés lituaniens. Le point fort du roman est sans contredit les personnages qui sont pleins d’humanité, de profondeur et de bonté. Malgré cette expérience difficile, ils gardent l’espoir d’un retour à leur vie d’avant. Comme les personnages sont bien étoffés et crédibles, l’histoire en est encore plus prenante et humaine. L’auteure s’est assurée de la véracité des faits en faisant une recherche approfondie et en rencontrant des lituaniens qui ont vécu durant cette période. Un premier roman fort et poignant au sujet terrible. À lire absolument.

La note : 5 étoiles

Lecture terminée le 29 mai 2016

La littérature dans ce roman :

  • « Et elle me jeta mon imperméable d’été, que je passai aussitôt.
    J’enfilai mes sandales et attrapai deux livres, ma brosse à cheveux et une poignée de rubans. Où était donc passé mon carnet de croquis ? »  Page 14
  • « Mme Rimas rassembla les enfants et commença à raconter des histoires. Les jeunes enfants se glissèrent tant bien que mal près de la bibliothécaire. Les deux filles plantèrent là leur grincheuse de mère pour aller s’asseoir avec les autres, fascinés par les contes fantastiques. »  Page 49
  • « Nous étions assis en cercle par terre, dans la bibliothèque. Un des petits suçait son pouce, allongé sur le dos. La bibliothécaire feuilletait le livre d’images tout en lisant l’histoire avec animation. J’écoutais et dessinais au fur et à mesure les personnages du conte dans mon carnet. Tandis que j’esquissai le dragon, mon cœur se mit à battre plus vite. Il était vivant. Je sentais sur moi son souffle enflammé qui rejetait mes cheveux en arrière. Après quoi, je dessinai la princesse en train de courir ; je dessinai sa magnifique chevelure d’or qui descendait tout le long de la montagne… »  Page 49
  • « – Madame la Dame du Livre ? Est-ce que vous allez nous raconter une histoire ? demanda la petite fille à la poupée. »  Page 72
  • « – Lina, puis-je vous parler, s’il vous plaît ?
    Les autres élèves sortirent en rangs de la pièce. Je m’approchai du bureau du professeur.
    – Lina, dit-elle en s’agrippant des deux mains au bureau, il semble que vous préfériez entretenir des relations plutôt qu’étudier.
    Elle ouvrit un sous-main posé devant elle. Mon cœur bondit dans ma poitrine. À l’intérieur, il y avait une série de notes, accompagnées de croquis, que j’avais écrites pour des filles de ma classe. Tout en haut de la pile trônait un nu grec et un portrait de mon beau professeur d’histoire.
    – J’ai trouvé ça dans la corbeille à papier. J’en ai parlé à vos parents.
    Mes mains devinrent moites.
    – J’ai essayé de copier la silhouette dans un livre de la bibliothèque…
    Elle leva la main pour m’interrompre.
    – Outre votre grande aisance en société, vous semblez être une artiste pleine de promesses. Vos portraits sont… (elle s’arrêta et fit tourner le dessin) fascinants. Ils témoignent d’une profondeur de sensibilité qui n’est pas de votre âge »  Pages 74 et 75
  • « – Elle l’est sans aucun doute, dit Papa. Comme tu le sais, elle espère être médecin un jour.
    Je ne l’ignorais pas. Joana parlait souvent de médecine et m’avait fait part à plusieurs reprises de son désir de devenir pédiatre. Quand j’étais en train de dessiner, elle m’interrompait toujours pour faire des commentaires à propos des tendons de mes doigts ou de mes articulations. Et si j’avais le plus petit éternuement, elle débitait aussitôt une liste de maladies infectieuses qui me conduiraient droit dans la tombe au plus tard à la tombée de la nuit.
    L’été précédent, alors que nous étions en vacances à Nida, elle avait fait la rencontre d’un garçon. Dans mon désir d’entendre le récit détaillé de leurs rendez-vous, nuit après nuit, j’étais restée éveillée à l’attendre. Forte de ses dix-sept ans, elle avait une sagesse et une expérience qui me fascinaient tout comme son livre d’anatomie. »  Page 91
  • « Ce jour-là, mes paupières étaient sur le point de se fermer quand, tout à coup, j’entendis une voix de femme pousser des cris perçants :
    – Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Avez-vous perdu la tête ?
    Je me redressai, plissant les yeux dans l’espoir de distinguer ce qui se passait. Mlle Grybas tournicotait autour de Jonas et d’Andrius. J’essayai de m’approcher.
    – Et c’est de Dickens qu’il s’agit ! Comment avez-vous osé ? Ils nous traitent comme des animaux, mais vous êtes précisément en train de devenir ces animaux !
    – Que se passe-t-il ? m’enquis-je.
    – Votre frère et Andrius fument ! beugla-t-elle.
    – Ma mère est au courant, répondis-je.
    – Des livres ! rugit-elle en me jetant à la figure un volume relié.
    – Nous étions à court de cigarettes, expliqua doucement Jonas, mais Andrius avait du tabac.
    – Mademoiselle Grybas, intervint Mère, je vais arranger ça.
    – Les Soviétiques nous ont arrêtés parce que nous sommes des gens cultivés, instruits, des intellectuels. Fumer les pages d’un livre est… est… Qu’en pensez-vous ? demanda Mlle Grybas. Où avez-vous trouvé ce livre ?
    Dickens. J’avais dans ma valise un exemplaire des Aventures de M. Pickwick. Grand-mère me l’avait offert pour Noël – le dernier Noël avant sa mort.
    – Jonas ! m’insurgeai-je. Tu as pris mon livre ! Toi, faire une chose pareille ! Comment est-ce possible ?
    – Lina…, commença Mère.
    – C’est moi qui ai pris ton livre, dit Andrius, et c’est donc moi qui mérite tes reproches.
    – Et vous les méritez amplement, dit Mlle Grybas. Corrompre ainsi ce jeune garçon ! Vous devriez avoir honte !
    Mme Arvydas dormait à l’autre bout du wagon, complètement inconsciente de l’affaire qui venait d’éclater.
    – Tu n’es qu’un idiot ! criai-je à Andrius
    .– Je te trouverai un nouveau livre, répondit-il calmement.
    – Non, tu n’en trouveras pas, on ne peut pas remplacer un cadeau, rétorquai-je avant d’ajouter : Jonas, c’est Grand-mère qui m’avait offert ce livre. »  Pages 94 à 96
  • « Nous fouillâmes dans nos valises, à la recherche de ce qu’il serait éventuellement possible de vendre en cas de besoin. Je feuilletai mon exemplaire des Aventures de M. Pickwick. Les pages 6 à 11 manquaient ; elles avaient été arrachées. Il y avait une tache de boue sur la page 12. »  Page 140
  • « – Je vois bien, Lina, que tu es toute chamboulée. Jonas m’a dit que tu avais été très désagréable avec Andrius. C’est injuste. Certains êtres manifestent leur bonté avec une certaine gaucherie. Mais ils sont beaucoup plus sincères dans leur gaucherie que tous ces hommes distingués dont il est question dans les livres. Ton père était très maladroit. »  Page 191
  • « – Il dit avoir décidé avec quelques amis de visiter un camp d’été, reprit Mme Rimas. Il l’a trouvé très beau. Exactement tel qu’il est décrit dans le psaume CII.
    – Que l’un ou l’autre d’entre vous aille prendre sa bible et cherche le psaume CII ! ordonna Mlle Grybas. Il doit y avoir là une sorte de message.
    Nous aidâmes à décoder le reste de la lettre avec Mme Rimas. »  Page 223
  • « Jonas revint bientôt avec la bible de Mère.
    – Vite ! s’écria quelqu’un. Psaume CII.
    – J’y suis, dit Jonas.
    – Chut ! Laissez-le lire. Entends ma prière, ô Seigneur, et que mon cri vienne jusqu’à toi.
    Ne cache pas ta face loin de moi au jour où l’angoisse me tient ; incline vers moi ton oreille, au jour où je t’appelle, vite, réponds-moi !
    Car mes jours s’en vont en fumée, et mes os comme un brasier brûlent.
    Foulé aux pieds comme l’herbe, mon cœur se flétrit ; j’oublie de manger mon pain.
    À force de crier ma plainte, ma peau s’est collée à mes os…
    Quelqu’un poussa un cri étouffé. La voix de Jonas s’affaiblit. Je me cramponnai au bras d’Andrius.
    – Continue, dit Mme Rimas qui se tordait les mains.
    Dehors, le vent sifflait. Les murs fragiles de la hutte frémirent, et la voix de Jonas devint sourde, à la limite de l’audible.
    Je ressemble au pélican du désert, je suis pareil à la hulotte des ruines.
    Je veille et gémis solitaire, pareil à l’oiseau sur un toit ;
    tout le jour, mes ennemis m’outragent ; et ceux qui me louaient maudissent par moi.
    La cendre est le pain que je mange, je mêle à ma boisson mes larmes […] ;
    mes jours sont comme l’ombre qui décline, et moi comme l’herbe je me flétris. »  Pages 224 et 225
  • « – Scorbut, annonça-t-il après avoir examiné les gencives de Jonas. Ses dents sont en train de devenir bleues. La maladie est déjà avancée. Ne vous faites pas de souci : elle n’est pas contagieuse. Mais vous feriez mieux de donner à ce garçon, si vous pouvez en trouver, un aliment riche en vitamines avant que son organisme ne lâche complètement. Il souffre de malnutrition. Il peut passer d’un instant à l’autre.
    Mon frère était une véritable illustration du psaume CII : « faible et flétri comme l’herbe ». Mère sortit précipitamment dans la neige pour aller mendier quelque chose, me laissant seule avec Jonas. J’appliquai des compresses froides sur son front brûlant ; je plaçai la pierre d’Andrius sous sa main en lui expliquant que les paillettes de quartz et de mica avaient un pouvoir de guérison ; je lui racontai mille et une histoires de notre enfance et lui décrivis notre maison, pièce par pièce ; enfin, je pris la bible de Mère et priai Dieu, lui demandant d’épargner mon frère. »  Page 229
  • « J’attrapai mon écritoire au fond de ma valise et me rassis pour terminer le croquis de la chambre de Jonas. J’eus tout d’abord une conscience aiguë du silence qui pesait sur nous. Un silence lourd, embarrassé, presque insupportable. Puis, à mesure que je dessinais, je glissai dans un autre monde, accaparée tout entière par le souci de rendre à la perfection les plis de la couverture. Il fallait que je représente avec la plus grande justesse possible le bureau et les livres de Jonas, car il les adorait. J’adorais les livres, moi aussi. Ah, comme ils me manquaient ! 
    Je tenais mon cartable dans les bras pour protéger les livres. Je ne pouvais évidemment pas le laisser ballotter et cogner comme à l’ordinaire : Edvard Munch s’y trouvait. Il s’était écoulé deux longs mois d’attente avant que mon professeur reçût les livres. Ils avaient fini par arriver – d’Oslo. »  Page 233
  • « Chère Lina,
    Bonne année ! Je suis désolée de ne pas t’avoir écrit plus tôt. Maintenant que les vacances de Noël sont passées, la vie semble avoir pris un cours plus grave. Mes parents se disputent. Père est constamment de mauvaise humeur et a perdu le sommeil. La nuit, il arpente la maison des heures durant et n’apparaît qu’à l’heure du déjeuner pour prendre le courrier. Il a enfermé dans des cartons la plupart de ses livres, sous prétexte qu’ils occupent trop de place. Il a même essayé de mettre dans les cartons quelques-uns de mes livres de médecine. A-t-il perdu la tête ? Les choses ont bien changé depuis l’annexion de la Lituanie. »  Pages 233 et 234
  • « Nous nous assîmes l’un à côté de l’autre. Le front d’Andrius se plissa. Il avait une expression inquiète, comme s’il doutait de son choix. Je retirai l’étoffe.
    – Je… Je ne sais pas quoi dire, bégayai-je en levant les yeux vers lui.
    – Eh bien, dis que tu l’aimes.
    – Je l’adore !J’adorais vraiment son cadeau. Un livre. Dickens.
    – Ce n’est pas Les Aventures de M. Pickwick. Celui que j’ai fumé, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant. Non. C’est Dombey et Fils. Le seul Dickens que j’aie pu trouver.
    Il souffla au creux de ses mains gantées, puis les frotta l’une contre l’autre. Son haleine chaude monta en tournoyant dans l’air comme une volute de fumée.
    – C’est parfait, dis-je.
    J’ouvris le livre. C’était une édition russe en caractères cyrilliques.
    – Tu vas être obligée de te mettre au russe, Lina, sinon tu ne pourras pas lire ton livre.
    Je fis mine de prendre un air renfrogné.
    – Où l’as-tu déniché ?
    Il respira à fond et, pour toute réponse, se contenta de secouer la tête.
    – Hum… hum ! fis-je. Et si nous le fumions tout de suite ?
    – Pourquoi pas ? J’ai bien essayé d’en lire quelques pages, mais…
    Et il simula un bâillement.
    Je ris.
    – Eh bien, Dickens peut être quelquefois un peu long à démarrer.
    Je contemplai le livre posé sur mes genoux. La couverture de cuir bordeaux était lisse sous les doigts et bien tendue. Le titre y était gravé en lettres d’or. C’était un beau, un vrai présent, et même le présent idéal. Soudain, j’eus l’impression que c’était vraiment mon anniversaire. »  Pages 274 et 275
  • « Chaque soir, je lisais une demi-page de Dombey et Fils. Je butais contre chaque mot et demandais sans cesse à Mère de traduire.– C’est écrit dans un russe ancien, très académique, dit Mère. Si tu apprends à parler dans ce livre, tu auras l’air d’une érudite. »  Page 278 et 279
  • « – Que fais-tu là ? demanda Andrius en se hâtant de ramasser le dessin.
    – Cache-les, s’il te plaît, garde-les en lieu sûr pour moi, répondis-je en posant mes mains sur les siennes. J’ignore où nous allons. Je ne veux pas qu’ils soient détruits. Il y a tant de moi, de nous, de notre existence à tous dans ces dessins. Peux-tu leur trouver une cachette sûre ?
    Il hocha la tête.
    – Il y a une lame de parquet disjointe sous ma couchette. C’est là que j’avais caché Dombey et Fils. Lina, articula-t-il lentement tout en regardant les dessins, tu dois continuer à dessiner. Ma mère dit que le monde n’a pas la moindre idée de la façon dont les Soviétiques nous traitent. Personne ne sait ce que nos pères ont sacrifié. Si d’autres pays le savaient, ils nous aideraient peut-être.
    – Oui, je continuerai, dis-je. Et j’ai tout noté par écrit. Voilà pourquoi il faut que tu gardes précieusement tous ces feuillets. Cache-les, je t’en prie.
    Il acquiesça.
    – Promets-moi seulement d’être prudente. Plus question de courir sous les trains ou d’aller voler des dossiers secrets – c’est trop stupide.
    Nous échangeâmes un long regard.
    – Plus question non plus de fumer des livres sans moi, d’accord ?
    Je souris. »  Pages 291 et 292
  • « Je cherchai des yeux Andrius. Le livre qu’il m’avait donné, Dombey et Fils, était rangé bien au fond de ma valise, juste à côté de notre photo de famille. »  Page 294
  • « Le grincement des rails s’était enfin tu. Le sol avait enfin cessé de vibrer et de trépider sous moi, et cette soudaine immobilité me procurait une sensation merveilleuse, comme si une main invisible avait arrêté un métronome. J’entourai ma valise de mon bras. J’avais ainsi l’impression d’étreindre Dombey et Fils. Le calme régnait. Je dormis dans mes hardes. »  Page 310
  • « J’écrivais chaque jour à Andrius et je faisais des croquis pour Papa – sur de petits bouts de papier qui risquaient moins d’attirer l’attention et que je cachais ensuite entre les pages de Dombey et Fils. »  Page 314
  • « La pluie tombait à verse. Les tentes de fortune que nous avions dressées sur la berge ne nous abritaient en rien. Je m’allongeai tant bien que mal sur ma valise, m’efforçant de protéger Dombey et Fils, la petite pierre étincelante, mes dessins et notre photo de famille. »  Page 318
  • « Chère Lina,
    Maintenant que les vacances de Noël sont passées, la vie semble avoir pris un cours plus grave. Père a enfermé dans des cartons la plupart de ses livres, sous prétexte qu’ils occupent trop de place. »  Page 350
  • « Et, prenant les reproductions, je m’affalai sur mon lit et sombrai avec délices dans ma couette moelleuse bourrée de duvet d’oie. Un commentaire d’un critique d’art écrit dans la marge disait : « Munch est essentiellement un poète lyrique de la couleur. Il sent les couleurs mais ne les voit pas. Il voit le chagrin, les larmes, le dépérissement. »
    Le chagrin, les larmes, le dépérissement. J’avais perçu tout cela dans Cendres, moi aussi. Je trouvais le tableau génial. »  Page 356
  • « Le soir, je fermais les yeux et pensais à Andrius. Je le revoyais passant les doigts à travers ses cheveux bruns emmêlés ou s’amusant à suivre le dessin de ma joue avec son nez, la veille de notre départ. Je me rappelais le grand sourire qu’il arborait toujours quand il venait me taquiner dans la queue de rationnement, son regard timide lorsqu’il m’avait offert Dombey et Fils, le soir de mon anniversaire, et cette façon qu’il avait eue de me réconforter au moment où le camion démarrait. »  Page 358
  • « Je vis le visage de Jonas se métamorphoser littéralement sous mes yeux, comme s’il remontait le temps. Il semblait soudain avoir son âge, un âge vulnérable. Il n’était plus le jeune homme se battant pour aider sa famille ou fumant les livres ; il était redevenu le petit écolier qui s’était rué dans ma chambre la nuit de notre arrestation. »  Page 362
  • « J’essayai de faire un croquis – en vain. Quand je commençai enfin à dessiner, le crayon se mit à bouger tout seul, indépendamment de ma main, comme propulsé sur la page blanche par quelque hideuse force tapie au fond de moi. Le visage de Papa était déformé. Sa bouche grimaçait de douleur. La peur irradiait de ses yeux. Je me représentai aussi en train de crier à Kretzky : « Je vous hais ! » Ma bouche se tordit, puis s’ouvrit. Trois serpents noirs aux crochets venimeux en jaillirent. Je cachai les dessins entre les pages de Dombey et Fils. »  Pages 364 et 365
  • « 20 novembre. La date de l’anniversaire d’Andrius. J’avais compté les jours avec le plus grand soin. Je lui souhaitai un heureux anniversaire dès mon réveil et pensai à lui toute la journée en transportant bûches et rondins. Le soir, je m’assis près du poêle et, à la lueur du feu, je lus Dombey et Fils. Krassivaïa. Je n’avais toujours pas trouvé la signification de ce mot. Peut-être la découvrirais-je en sautant des pages. Je commençais à feuilleter le livre quand quelque chose attira mon attention. Je retournai en arrière. Il y avait effectivement quelques mots écrits au crayon dans la marge, à la page 278.
    Salut, Lina. Tu es arrivée à la page 278. C’est joliment bien !
    Je poussai un cri étouffé, puis fis mine d’être absorbée dans le livre. J’observai l’écriture d’Andrius et promenai mon index sur les quatre lettres – de hautes lettres déliées – qu’il avait tracées de sa main pour écrire mon nom. Y avait-il d’autres messages ? Sans doute plus avant dans le texte. Brûlant d’impatience de les lire, je feuilletai les pages, examinant les marges avec soin.
    Page 300 :
    Es-tu réellement arrivée à la page 300 ou sautes-tu des pages ?
    Je dus réprimer mon fou rire.
    Page 322 :
    Dombey et Fils est ennuyeux. Avoue-le.
    Page 364 :
    Je pense à toi.
    Page 412 :
    Peut-être es-tu en train de penser à moi ?
    Je fermai les yeux.
    Oui, je pense à toi. Bon anniversaire, Andrius. »  Pages 366 et 367
  • « – Lina, s’il te plaît, ôte ces livres de la table, dit Mère. Je ne supporte pas de voir des images aussi effrayantes, surtout à l’heure du petit déjeuner.
    – Mais ce sont les images qui ont inspiré l’art de Munch ! rétorquai-je. Il ne les voyait pas comme une expression de la mort, bien au contraire ; elles étaient pour lui l’expression même de la vie.
    – Enlève-moi ces livres, répéta Mère.
    Papa riait sous cape derrière son journal.
    – Papa, écoute un peu ce que dit Munch.
    Mon père abaissa son journal.
    Je revins à la page en question.
    – Voici ce qu’il a écrit : « Sur mon corps pourrissant pousseront des fleurs. Je serai dans ces fleurs et connaîtrai ainsi l’éternité. » N’est-ce pas magnifique ?
    Papa me sourit.
    – Tu es magnifique parce que tu comprends la phrase de cette façon.
    – Lina, pour la dernière fois, enlève ces livres de la table, s’il te plaît, dit Mère.
    Mon père m’adressa un clin d’œil. »  Pages 374 et 375
  • « – « Le Seigneur est mon berger, commença-t-elle, je ne manque de rien. »
    – Mère, pleurait Jonas.
    Des larmes ruisselaient le long de mes joues.
    – Elle avait une belle âme, dit l’Homme à la montre.
    Janina me caressait les cheveux.
    – Mère, je t’aime, chuchotai-je. Papa, je t’aime.
    Mme Rimas continuait de réciter le psaume XXIII :
    – « Passerais-je un chemin de ténèbres, je ne craindrais aucun mal ; Près de moi ton bâton, ta houlette sont là qui me consolent. Devant moi tu apprêtes une table, face à mes adversaires ; D’une onction tu me parfumes la tête, ma coupe déborde. Oui, grâce et bonheur me pressent tous les jours de ma vie ; Je séjournerai pour toujours dans la maison du Seigneur. Amen. »
    Ce psaume était parfaitement approprié à Mère. Sa coupe ne débordait-elle pas d’amour pour tout le monde autour d’elle, bêtes, choses et gens, y compris nos ennemis ? »   Page 383
  • « J’ai effectué deux voyages de recherche en Lituanie pour écrire ce livre. J’ai rencontré des membres de ma famille, des gens qui avaient survécu aux déportations ou aux goulags, des psychologues, des historiens et des fonctionnaires du gouvernement. Bien des événements et des situations que je décris dans ce roman m’ont été racontés par des survivants et leurs familles qui ont partagé la même expérience que la plupart des déportés de Sibérie. Si les protagonistes de cette histoire sont imaginaires, il en est un bien réel : le Dr Samodourov, arrivé dans l’Arctique juste à temps pour sauver de nombreuses vies. »  Page 413

Laisser un commentaire