5 étoiles, R

Rien ne s’oppose à la nuit

Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan

Éditions Le livre de poche, 2013, 400 pages

Roman de Delphine de Vigan paru initialement en 2011.

Un matin de janvier, Delphine de Vigan découvre le corps sans vie de sa mère, Lucile. Tout semble indiquer qu’elle se soit suicidée il y a quelques jours. Mais, pourquoi s’est-elle donné la mort ? Cette question hante Delphine pendant plusieurs semaines. Pour y répondre, elle doit découvrir qui était sa mère. Elle mène alors une véritable investigation : fouille d’archives et entretiens avec les personnes de l’entourage de sa mère. Un exercice pénible pour elle mais aussi pour tous les membres de la famille et les amis. Elle constate que pour certaines personnes, il n’est pas toujours bon de déterrer le passé. À la lumière des confidences qu’elle a pu recueillir et des documents récupérés, elle reconstituera le parcours de vie de Lucile et le cheminement qu’elle a fait pour en arriver à mettre fin à ses jours. Pour atteindre son but, Delphine devra aussi surmonter ses propres angoisses et ses craintes. Elle va essayer de comprendre cette belle femme émancipée, de ressentir sa douleur et sa détresse car Lucile souffrait de bipolarité, une maladie qui a été diagnostiquée que tardivement. Cet exercice aidera aussi l’auteur à mieux comprendre sa propre histoire.

Magnifique texte à mi-chemin entre le roman et l’autobiographie. Delphine de Vigan par ce beau roman nous fait découvrir sa mère, mais aussi les difficultés de l’écrivain face à la rédaction d’une biographie qui invariablement mettra à nu des secrets de famille. C’est une histoire saisissante et criante de vérité avec une grande part d’ombre. Elle a su fait un hommage bouleversant à sa mère qui est ponctué de reproches mais aussi d’amour. C’est magnifiquement bien écrit. On sent que cet exercice d’écriture a été une forme de thérapie pour l’auteur afin de faire son deuil. Son ton intimiste permet au lecteur de sentir ses angoisses, ses rancœurs et ses peines entant que fille mais aussi en tant qu’auteur. Les personnages centraux sont incontestablement Lucile et Delphine, mais les membres de cette grande famille y sont présents. Tous ces personnages sont décrits de façon attachante mais surtout de façon très respectueuse. Un roman touchant et bouleversant, où alternent tendresse, drôlerie, souffrance, maladie et mort comme dans la majorité des familles. Une formidable lecture dont on ne sort pas indemne.

La note : 5 étoiles

Lecture terminée le 26 juillet 2017

La littérature dans ce roman:

  • « Quatre ou cinq semaines plus tard, dans un état d’hébétude d’une rare opacité, je recevais le prix des Libraires pour un roman dont l’un des personnages était une mère murée et retirée de tout qui, après des années de silence, retrouvait l’usage des mots. À la mienne j’avais donné le livre avant sa parution, fière sans doute d’être venue à bout d’un nouveau roman, consciente cependant, même à travers la fiction, d’agiter le couteau dans la plaie. »  Pages 13 et 14
  • « Dans les mois qui ont suivi j’ai écrit un autre livre sur lequel je prenais des notes depuis plusieurs mois. »  Page 15
  • « J’ai écrit chaque jour, et je suis seule à savoir combien ce livre qui n’a rien à voir avec ma mère est empreint pourtant de sa mort et de l’humeur dans laquelle elle m’a laissée. Et puis le livre a paru, sans ma mère pour confier à mon répondeur les messages les plus comiques qui fussent au sujet de mes prestations télévisées. »  Page 15
  • « Le lendemain je leur ai annoncé la mort de leur grand-mère, je crois que j’ai dit quelque chose comme « Grand-mère est morte » et, en réponse aux questions qu’ils me posaient : « Elle a choisi de s’endormir » (pourtant j’ai lu Françoise Dolto). »  Page 16
  • « Je ne sais plus quand est venue l’idée d’écrire sur ma mère, autour d’elle, ou à partir d’elle, je sais combien j’ai refusé cette idée, je l’ai tenue à distance, le plus longtemps possible, dressant la liste des innombrables auteurs qui avaient écrit sur la leur, des plus anciens aux plus récents, histoire de me prouver combien le terrain était miné et le sujet galvaudé, j’ai chassé les phrases qui me venaient au petit matin ou au détour d’un souvenir, autant de débuts de romans sous toutes les formes possibles dont je ne voulais pas entendre le premier mot, j’ai établi la liste des obstacles qui ne manqueraient pas de se présenter à moi et des risques non mesurables que j’encourais à entreprendre un tel chantier. »  Pages 16 et 17
  • « J’ai pensé que ma mère avait dégusté une poule au pot avec Claude Monet et Emmanuel Kant, lors d’une même soirée dans une banlieue lointaine dont elle était rentrée par le RER, et s’était vue privée de chéquier pendant des années pour avoir distribué son argent dans la rue. »  Page 18
  • « Je ne sais plus à quel moment j’ai capitulé, peut-être le jour où j’ai compris combien l’écriture, mon écriture, était liée à elle, à ses fictions, ces moments de délire où la vie lui était devenue si lourde qu’il lui avait fallu s’en échapper, où sa douleur n’avait pu s’exprimer que par la fable. »  Page 18
  • « Et puis, comme des dizaines d’auteurs avant moi, j’ai essayé d’écrire ma mère. »  Page 18
  • « Aurait-il un sac, une valise, ou bien un baluchon accroché au bout d’un bâton, comme dans les contes d’Andersen ? »  Page 36
  • « C’était un enfant martyr. Le mot avait circulé dans la fratrie aux heures de la nuit, martyr comme Jésus-Christ, martyr comme Oliver Twist, martyr comme saint Étienne, saint Laurent et saint Paul. »  Page 36
  • « D’ailleurs il n’arborait ni plâtre, ni pansements, ni béquille, ne boitait pas, ne saignait pas du nez. Et s’il n’était qu’un imposteur ? Un voyou que l’on croisait dans les livres ou le long des chemins de campagne, la mine grise et maculée de terre, qui cherchait refuge dans les familles pour mieux les déposséder de leurs biens ? »  Page 37
  • « Pourtant l’obsession était là, continuait de me réveiller la nuit, comme chaque fois que je commence un livre, de telle sorte que mentalement, pendant plusieurs mois, j’écris tout le temps, sous la douche, dans le métro, dans la rue, j’avais déjà vécu cela, cet état d’occupation. Mais pour la première fois, au moment de noter ou de taper sur le clavier, il n’y avait rien d’autre qu’une immense fatigue ou un incommensurable découragement. »  Page 39
  • « Mais la vérité n’existait pas. Je n’avais que des morceaux épars et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoi que j’écrive, je serais dans la fable. »  Page 42
  • « Un matin je me suis levée et j’ai pensé qu’il fallait que j’écrive, dussé-je m’attacher à ma chaise, et que je continue de chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponse. Le livre, peut-être, ne serait rien d’autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. »  Page 44
  • « Il fallait être gentil avec lui, l’aider à faire ses devoirs, lui montrer comment nouer ses lacets, se tenir à table, et lui apprendre les prières de la messe. Il fallait lui prêter les jouets et les livres, lui parler gentiment. »  Page 50
  • « Le jour venu, Liane et Georges accompagnèrent leurs baisers de recommandations personnalisées. À Barthélémy, il fut demandé d’obéir à sa sœur et de ne franchir aucune fenêtre. À Lucile, on suggéra de quitter ses livres et de participer aux tâches ménagères, aux petits d’être sages et de jouer sans bruit. »  Pages 66 et 67
  • « Lucile ferma les yeux pour se libérer de l’escalade catastrophique dans laquelle son imagination se laissait entraîner. Et s’ils restaient seuls, tous les sept, comme le petit Poucet, abandonné en pleine forêt avec ses frères et sœurs ? »  Page 67
  • « Lisbeth racontait sa journée, ses amis, ses professeurs, tandis que Lucile ne racontait rien mais consentait parfois à montrer à sa sœur les lettres d’amour qu’elle recevait, la dernière émanant d’une jeune fille de sa classe, dont la tenue littéraire et le style poétique avaient retenu son attention. »  Page 71
  • « À la librairie de la rue de Maubeuge, Lucile passait des heures devant le rayon destiné aux petites filles. Elle finissait par choisir un livre qu’elle glissait sous son bras, refermait son manteau, saluait la dame avec un large sourire après lui avoir déclaré qu’hélas, rien ne la tentait. Des années plus tard, Lucile comprendrait que cette femme au regard tendre avait été la complice silencieuse de son initiation à la lecture. »  Pages 73 et 74
  • « Un après-midi, le docteur Baramian, que le bruit n’avait pas encore chassé, avait invité Lucile et Lisbeth dans son cabinet pour leur montrer son magnétophone. Elles ignoraient l’une et l’autre qu’un tel engin existât. Devant le micro, le docteur Baramian leur avait fait réciter une poésie au milieu de laquelle elles s’étaient trompées. L’espace de quelques secondes, elles avaient bafouillé, cherchant à reprendre en chœur le même vers, avaient fini par s’accorder. »  Page 74
  • « C’est ainsi en tout cas que j’ai interprété sa question, posée avec une certaine prudence : avais-je besoin d’écrire ça ? Ce à quoi, sans hésitation, j’ai répondu que non. J’avais besoin d’écrire et ne pouvais rien écrire d’autre, rien d’autre que ça. La nuance était de taille !
    Ainsi en avait-il toujours été de mes livres, qui au fond s’imposaient d’eux-mêmes, pour des raisons obscures qu’il m’est arrivé de découvrir longtemps après que le texte eut été terminé. »  Page 77
  • « Linge sale, torchons usagers et cahiers d’écolier jonchaient le sol, l’appartement était sens dessus dessous. »  Page 87
  • « Liane se désolait de voir sa fille si peu sportive : toujours la dernière à courir, à sauter dans l’eau, à accepter une partie de ping-pong. La dernière à se lever de son lit, tout simplement, comme si la vie entière était contenue dans les pages des livres, comme s’il suffisait de rester là, à l’abri, à contempler la vie de loin. »  Page 90
  • « La position de Georges pendant la guerre pouvait-elle entrer en compte dans la souffrance de Lucile ? L’hypothèse m’est venue parce que les cassettes manquaient (Lucile a toujours eu un sens de la disparition symbolique ainsi que de la mise en scène de messages codés, plus ou moins compréhensibles par autrui), mais aussi sous l’influence du livre L’Intranquille publié par Gérard Garouste. Lucile partage avec Garouste un certain nombre de points communs, à commencer par la maladie dont ils ont souffert tous les deux, longtemps appelée psychose maniaco-dépressive et qu’on appelle aujourd’hui bipolarité. La lecture de ce texte il y a quelques mois, au moment où je tournais, sans vouloir m’y résoudre, autour de l’idée d’écrire sur ma mère, m’a bouleversée. Dans ce livre, le peintre évoque la figure de son père, d’un antisémitisme viscéral et pathologique, lequel a fait fortune dans la spoliation des biens juifs. L’horreur trouble et la honte que son père inspire à Garouste ont largement participé de sa souffrance et semblent l’avoir longtemps hanté »  Pages 103 et 104
  • « Georges vit au-dessus de ses moyens, tandis que Liane tient les comptes avec application (j’ai pu voir chez Violette les cahiers d’écolier, retrouvés dans la maison de Pierremont, sur lesquels elle notait la moindre de ses dépenses), guette avec anxiété le préposé aux allocations familiales et appelle Marie-Noëlle lorsqu’elle doit acheter d’urgence une paire de souliers à l’un de ses enfants. »  Page 107
  • « Pour la première fois, Lucile disposait d’un territoire propre, auquel nul autre n’avait accès. Elle y installa son désordre, vêtements et livres dans un enchevêtrement qu’elle seule maîtrisait, et referma la porte derrière elle. »  Page 111
  • « Lucile était allongée, la tête appuyée sur une main, le corps décalé vers le bord du lit, au plus près de sa lampe de chevet dont la lumière jaune projetait un cercle aux contours nets sur les pages qu’elle tournait depuis plusieurs heures, inconsciente du temps et indifférente aux cris venus de l’escalier.
    Soudain, la voix de sa mère se fit plus aiguë.
    — Lucile, les invités sont arrivés !
    Lucile sursauta et laissa tomber le livre. »  Page 113
  • « Lucile tardait à répondre lorsque l’un des invités commenta dans un aparté feint : en tout cas, elle n’aurait pas de mal à trouver un mari ! Lucile ne releva pas, pas plus que Georges qui la taquina néanmoins sur l’état de sa chambre, dont il décrivait déjà avec force détails les tas de linge sale posés à même le sol, les empilements de paperasseries inutiles et de cahiers devenus inaccessibles, sans parler des zones desquelles personne ne pouvait approcher, où l’on découvrirait sans doute, si l’on osait s’y pencher, moult emballages de bonbons et une ou deux lectures féminines. »  Page 114
  • « Georges enchaîna par une diatribe sur l’évolution de l’enseignement en France, diatribe qu’il maîtrisait parfaitement pour l’avoir maintes fois répétée et à laquelle il apportait quelques variantes ou précisions en fonction de son auditoire. L’un des convives, un client de l’agence venu de Suède dans l’espoir de commercialiser des ustensiles de réfrigération, en profita pour se plaindre des difficultés de la langue de Descartes. »  Page 114
  • « Depuis longtemps, Georges avait décrété que Proust était un écrivain mineur, un pisseur de pages, un grouillot incontinent. Le style ? De la broderie bon marché pour vieilles filles presbytes. Autant prendre un somnifère. Georges provoquait le rire, on n’osait le contredire. Mais un jour, dans l’une de ces soirées au cours desquelles il ne renonçait jamais au premier rôle, Georges était tombé sur un spécialiste de Proust, capable de répondre à ses attaques et de défendre la prose de l’écrivain, dont il connaissait des pages entières par cœur. Lucile avait écouté la joute verbale qui s’était engagée entre les deux hommes, n’en avait pas perdu un mot. Ainsi, son père pouvait avoir tort et même se ridiculiser. Barthélémy, qui assistait comme elle à la discussion, avait pris le parti du contradicteur. Georges lui avait ordonné de se taire. Le lendemain, Lucile avait volé dans le porte-monnaie de Liane de quoi acheter le premier tome de La Recherche et l’avait enfoui au cœur de son fameux fouillis. »  Pages 116 et 117
  • « Le soir, après que Solange fut partie, Justine frappa à la porte de Milo, entra sans attendre de réponse. Milo était allongé sur son lit, plongé dans la lecture d’une revue illustrée. Justine s’assit à côté de lui. Milo lui adressa un sourire, puis reprit sa lecture. »  Page 127
  • « Au commencement, lorsque j’ai fini par accepter l’idée d’écrire ce livre, après une longue et silencieuse négociation avec moi-même, je pensais que je n’aurais aucun mal à y introduire de la fiction, ni aucun scrupule à combler les manques. »  Page 138
  • « Lors des entretiens que j’ai menés pour écrire ce livre, Lisbeth m’a raconté que, quelques semaines avant sa mort, elle avait surgi sans prévenir dans sa chambre pour récupérer une culotte qu’il lui avait volée, et l’avait surpris, un foulard enroulé autour du sexe, en train d’y planter des épingles. »  Page 141
  • « Georges ne supportait pas les cheveux de Barthélémy, ni cette façon que son fils avait maintenant de le contredire en public, ses manières de prince, ses invitations dans les rallyes, ses succès auprès de la gent féminine gloussante et caquetante, ses amis au regard vide qui se prétendaient épris de la littérature. »  Pages 145 et 146
  • « À l’heure où Lucile quitte sa famille, il me semble qu’il manque une dimension à cette composition étrange sur laquelle je travaille depuis maintenant plusieurs mois, qui deviendra peut-être un livre. Je me suis trompée de couleurs, de décor, j’ai tout mélangé, confondu le rouge et le noir et perdu le fil en route. Mais au fond rien de ce que j’aurais pu écrire ne m’eût satisfait davantage, rien ne m’eût semblé assez proche d’elle, d’eux. »  Page 155
  • « Lorsque j’ai obtenu les mots de passe qui m’ont permis de visionner ce film pour la première fois, il m’a fallu plusieurs jours pour le regarder. Je voulais être seule face à mon ordinateur. Ces images donnent à voir quelque chose que Lucile a perdu quelques années plus tard, que la vie a brisé en mille morceaux, comme dans les contes où les sorcières aux doigts crochus s’acharnent avec rage sur les princesses trop jolies. »  Pages 160 et 161
  • « Ma mère et mon père ont vécu presque sept années ensemble, pour l’essentiel dans un appartement de la rue Auguste-Lançon, dans une partie du 13e arrondissement que je connais mal. Je n’y suis jamais retournée. Lorsque j’ai commencé l’écriture de ce livre, à l’endroit de ces sept années, je pensais laisser dans la continuité une dizaine de pages blanches, numérotées comme les autres mais dépourvues de texte. »  Page 171
  • « Je ne peux pas écrire sur le temps que Lucile a passé avec mon père.
    C’est une donnée de départ, une contrainte formelle, un chapitre en creux, dérobé à l’écriture. Je le savais avant même de commencer ce livre et cela fait partie des raisons qui m’ont longtemps empêchée de m’y atteler. »  Page 172
  • « Je n’ai pas interrogé mon père sur Lucile, je me suis contentée de lui demander les documents qui étaient en sa possession (le rapport de police établi quelques années après leur séparation, lors du premier internement de Lucile et celui de l’enquête sociale qui s’ensuivit, j’y reviendrai), documents qu’il m’a fait parvenir dès le lendemain par courrier, sans aucune difficulté. Alors que je prétends écrire un livre autour de la femme qu’il a peut-être le plus aimée, et haïe, mon père s’étonne que je ne fasse pas appel à ses souvenirs, que je ne veuille pas l’écouter. »  Page 172
  • « Il y a quelques mois, un journaliste qui me soutient depuis longtemps et dont j’apprécie la délicatesse m’a contactée pour savoir si j’acceptais de participer à la série sur les lieux des écrivains qu’il préparait pour la radio. Avais-je un lieu phare ? Station balnéaire, maison de famille, cabane d’écriture perdue au milieu des bois, falaise battue par les flots ? J’ai aussitôt pensé à Yerres, a priori moins en accord avec sa grille d’été. Il a accepté. Yerres fut pour moi une forme d’âge d’or, cela m’appartient, cela d’ailleurs n’appartient qu’à moi. Je ne suis pas sûre que Lucile, ni Manon, l’évoqueraient de cette façon. »  Pages 181 et 182
  • « J’écoutais les conversations des adultes, les noms qui y circulaient, Freud, Foucault, Wilhelm Reich, tentais de retenir des sigles que je ne comprenais pas. »  Page 183
  • « Parfois je rêve que je reviens à la fiction, je me roule dedans, j’invente, j’élucubre, j’imagine, j’opte pour le plus romanesque, le moins vraisemblable, j’ajoute quelques péripéties, m’offre des digressions, je suis mes chemins de traverse, je m’affranchis du passé et de son impossible vérité.
    Parfois je rêve au livre que j’écrirai après, délivrée de celui-ci. »  Page 189
  • « Au fond d’un carton que je trimballe de cave en cave, j’ai retrouvé le journal intime que j’ai commencé à l’âge de douze ans. Concernant cette époque et pour les dix années qui suivent, il est mon plus précieux matériau.
    Au commencement de ces pages, d’une écriture hésitante, je parle de Lucile, de la distance qui se crée entre elle et moi, de ma peur grandissante de la trouver par terre le soir, en rentrant du collège. »  Page 205
  • « Alain, qui était son cousin et l’un de ses meilleurs amis, m’a raconté quelques souvenirs qu’il avait de lui, la manière dont Niels avait évoqué devant lui sa relation avec Lucile, et m’a confié la photocopie du journal que ce dernier avait tenu sur un cahier d’écolier, durant les deux semaines qui ont précédé sa mort. »  Page 207
  • « Liane, ma grand-mère, avait rassemblé pour chacun de ses fils disparus quelques objets fétiches. Pour Antonin, une minuscule valise en carton, un cahier d’écolier, une carte écrite avec application, à l’occasion de la fête des mères. Pour Jean-Marc, un cahier, une médaille de natation et une croix scout en bois sculpté. Pour Milo, réunis dans le sac en plastique transparent qui a probablement servi à les lui restituer, sa carte orange, un briquet, et l’agenda sur lequel il avait écrit ces mots, à la date exacte de son passage à l’acte… »  Page 210
  • « Plus tard dans la conversation que j’écoute encore, pour en saisir le moindre souffle, ne rien perdre du cadeau qu’elle m’a fait, comme les autres, en acceptant de se prêter au jeu, Violette me dit qu’elle a hâte de lire le livre. »  Page 211
  • « À Bagneux, Lucile m’offrit En attendant Godot, parce que Manon me surnommait Didi et que je l’appelais Gogo. Didi et Gogo, c’est ainsi que se nomment les deux personnages de la pièce de Samuel Beckett, deux vagabonds qui attendent comme le messie un troisième larron qui n’arrivera jamais. À douze ans je découvris ce texte, auquel je ne compris sans doute pas grand-chose mais qui m’inspira cette question : qu’attendions-nous, Manon et moi, quel messager, quel sauveur, quel protagoniste miraculeux susceptible de nous sortir de là, d’interrompre la spirale morbide dans laquelle Lucile était happée et de nous ramener aux temps d’avant, quand la douleur de Lucile n’était pas si envahissante, ne se voyait pas à l’œil nu ? »  Page 213
  • « Lucile imaginait qu’il se passait des choses entre Robert et moi, c’est avec ces mots que je l’écrivis dans mon journal, suffoquée d’indignation. »  Page 214
  • « Pendant quelques jours, Lucile rentra de son travail plus pâle encore, et toujours plus fatiguée. Elle ne parvenait plus à trouver le sommeil. Elle écrivait un texte, m’expliqua-t-elle, quelque chose de très important.
    Un soir après le dîner, Lucile resta allongée dans sa chambre, je me réfugiai dans la mienne où je relus pour la centième fois L’Évasion des Dalton ou Le Naufragé du A. »  Page 216
  • « Lucile avait échappé de peu à la folie et au suicide. Ce furent ses paroles et c’est ainsi que je les notai, mot pour mot, dans mon journal. »  Page 216
  • « J’achète beaucoup de cigarettes, j’ai aimé des hommes, ma bouche est amère. Je suis éblouie des Petits poèmes en prose, à croire que je ne les avais jamais lus. »  Page 218
  • « Un jour que je déjeune avec ma sœur, je lui raconte la terreur dans laquelle m’a plongée la lecture du très beau livre de Lionel Duroy, Le Chagrin, qui revient sur son enfance et raconte la manière radicale et sans appel dont ses frères et sœurs se sont éloignés de lui après la parution d’un autre roman, écrit quinze ans plus tôt, où l’écrivain mettait déjà en scène ses parents et la fratrie dont il était issu. Aujourd’hui encore, aucun d’entre eux ne lui adresse la parole : il est le traître, le paria. »  Pages 220 et 221
  • « L’homme que j’aime (et dont j’ai fini par croire qu’il m’aime aussi) s’inquiète de me voir perdre le sommeil à mesure que j’avance dans l’écriture. J’essaie de lui expliquer que c’est un phénomène normal (rien à voir avec le fait que je me sois égarée dans un exercice d’un genre nouveau, rien à voir avec le matériau que je manipule, cela m’est arrivé pour d’autres livres, de pure fiction, etc.). »  Page 221
  • « Un autre jour, toujours en préparation de ce livre, j’ai vu Camille. Camille est la plus jeune sœur de Gabriel, elle était l’une des meilleures amies de ma mère quand elles avaient une vingtaine d’années. »  Page 225
  • « Dans les écrits que nous avons retrouvés chez elle (écrits qu’elle n’a pas non plus jugé utile de jeter, qu’elle a donc laissés à notre connaissance), j’ai retrouvé l’un des brouillons de ce texte, écrit au crayon de papier sur un cahier d’écolier. »  Page 231
  • « Je relis ces mots de L’Inceste, où Christine Angot révèle comment son père a abusé de l’ascendant qu’il avait sur elle : « Je suis désolée de vous parler de tout ça, j’aimerais tellement pouvoir vous parler d’autre chose. Mais comment je suis devenue folle, c’est ça. J’en suis sûre, c’est à cause de ça que je suis devenue folle. » »  Pages 232 et 233
  • « Loin de Tadrina et de notre complicité enfantine, l’adolescence m’apparaissait comme un véritable chemin de croix : je portais un appareil dentaire que mes cousins appelaient la centrale nucléaire, j’avais des cheveux frisés impossibles à discipliner, des seins minuscules et des cuisses de mouche, je rougissais dès que l’on m’adressait la parole et ne dormais pas de la nuit à l’idée de devoir réciter une poésie ou présenter un exposé devant la classe. »  Page 236
  • « Le 4 janvier 1980, Barbara, la sœur de ma grand-mère, et son mari Claude Yelnick, qui était à l’époque Directeur de l’information de France-Soir, furent invités sur le plateau d’Apostrophes pour un livre qu’ils avaient écrit ensemble, intitulé Deux et la folie. Le livre racontait à deux voix la maladie de Barbara, caractérisée par l’alternance de périodes d’excitation, voire de délire, et de périodes de dépression profonde. »  Page 238
  • « Avant de commencer l’écriture de ce livre, dans cette période singulière et précieuse où le texte se pense, se fantasme, sans qu’aucun mot, aucune musique ne soient encore posés sur le clavier, je prévoyais d’écrire les dérives de Lucile à la troisième personne, comme je l’ai fait pour certaines scènes de son enfance, à travers un elle réinventé, recommencé, qui m’eût ouvert le champ de l’inconnu. »  Page 251
  • « Ma mère a écrit, plusieurs années après qu’elle a eu lieu, un texte qui raconte sa première crise de délire, ainsi que le vide immense qui s’en est suivi. Nous avons retrouvé ces pages chez Lucile, parmi les autres, en vrac : pensées vagabondes, morbides, amoureuses, fragments plus ou moins lisibles griffonnés au crayon de papier, poèmes en vers ou en prose, jetés sur des cahiers, feuilles volantes sans dates, sans années. »  Page 251
  • « De la journée du 31 janvier, Lucile garde un souvenir précis : mon refus de rester à la maison, mon départ matinal pour le collège, les croissants aux amandes achetés par Manon pour le petit déjeuner, le titre des chapitres du Maître et Marguerite qu’elle lui lit à voix haute, la menace que représente d’un seul coup la couverture du livre de poche, la fresque qu’elle peint depuis plusieurs semaines sur le mur du salon, soudain jugée maléfique (il lui semble que les lignes entrelacées dessinent une croix gammée) et qu’il lui faut effacer sur-le-champ. »  Pages 253 et 254
  • « J’ai parlé plus tôt du livre de Gérard Garouste, combien celui-ci m’avait touchée. J’aurais aimé que Lucile vive assez longtemps pour le lire. D’abord parce qu’elle aimait la peinture, ensuite parce que je suis certaine qu’à la lecture de ce texte, elle se serait sentie moins seule. Lucile a beaucoup dessiné, parfois peint, a laissé derrière elle un certain nombre d’écrits et une collection impressionnante de reproductions d’autoportraits de toutes les époques et de tous les pays, parmi lesquels figure celui de Garouste. Elle est née la même année que lui et habitait en face du Palace dont il peignit les décors avant d’y passer quelques-unes de ses nuits. Dans L’Intranquille, Garouste raconte en détail son premier épisode délirant. Lui aussi se souvient de tout : la manière dont il s’enfuit de la maison où il est en vacances avec sa femme, le trajet effectué en stop et par le train, son alliance donnée à un inconnu, sa carte d’identité jetée par la fenêtre d’un taxi, l’argent volé chez ses parents, les billets de cinq cents francs qu’il donne à des gamins dans la rue, la manière dont il gifle une femme sans raison, le curé de Bourg-la-Reine qu’il veut voir à tout prix, ses accès de violence.
    « Certains délires sont indélébiles, confesse-t-il, d’autres non. » »  Pages 254 et 255
  • « Je n’avais jamais mis en mots le 31 janvier, ni dans le journal intime que je tenais à l’époque (je n’en ai pas eu le temps ou pas le courage), ni dans les lettres écrites à mes amies dans les jours qui ont suivi, ni, plus tard, dans mon premier roman. »  Pages 255 et 256
  • « Je n’avais pas lu leur livre. Je l’ai commandé sur Internet où l’on peut encore le trouver d’occasion. »  Page 258
  • « Dans Deux et la folie, Barbara évoque la mort de leurs deux frères, à un an d’intervalle, tous les deux à peine âgés de vingt ans : l’un des suites d’une blessure de guerre en Indochine, qui s’avéra mal soignée, l’autre d’une pneumonie, après un bain dans une rivière glacée. »  Page 259
  • « Au cours des conversations que j’ai eues en préparation de ce livre, j’ai appris que certaines sœurs de ma grand-mère avaient selon toute vraisemblance été victimes d’abus sexuels de la part de leur père quand elles étaient jeunes filles. »  Page 259
  • « Dans le texte qu’elle écrivit plus tard, Lucile se souvient des motifs de ses fantasmes : la peinture, la philocalie, la mythologie (Aphrodite et Apollon), l’architecture de Viollet-le-Duc, Les Très Riches Heures du duc de Berry.
    (Une autre phrase lue dans le livre de Gérard Garouste, prononcée par son médecin : « On a les délires de sa culture. ») »  Page 264
  • « J’écris ce livre parce que j’ai la force aujourd’hui de m’arrêter sur ce qui me traverse et parfois m’envahit, parce que je veux savoir ce que je transmets, parce que je veux cesser d’avoir peur qu’il nous arrive quelque chose comme si nous vivions sous l’emprise d’une malédiction, pouvoir profiter de ma chance, de mon énergie, de ma joie, sans penser que quelque chose de terrible va nous anéantir et que la douleur, toujours, nous attendra dans l’ombre. »  Pages 274 et 275
  • « Manon m’a raconté beaucoup d’autres choses qui nourrissent ce livre et que j’espère ne pas trahir.
    Manon m’a fait promettre de détruire l’enregistrement de la longue conversation que nous avions eue (ce que j’ai fait), elle m’a envoyé dans les jours qui ont suivi deux textes qu’elle avait écrits, l’un après notre rencontre, l’autre au moment de la mort de Lucile. »  Page 276
  • « Le 2 décembre 1981, Lucile reçoit un courrier du cabinet d’avocat qui suit son dossier. Je le reproduis ici pour le post-scriptum qui le clôt : une incongruité au cœur même de la machine judiciaire, qui résume Lucile peut-être mieux qu’un livre tout entier. »  Page 278
  • « Je ne peux ignorer combien le livre que je suis en train d’écrire me perturbe. L’agitation de mon sommeil en est la preuve tangible. »  Page 279
  • « Je voudrais savoir décrire cette maison que j’ai tant aimée, les dizaines de photos de nous tous, à tous âges et à toutes époques, mélangées en vrac et collées à même le mur de la cage d’escalier, le poster de Tom aux côtés de Patrice Martin, exhibant la coupe de champion de ski nautique Handisport qu’il venait de recevoir, le poster de Liane en monoski à l’âge de soixante-quinze ans, une gerbe d’eau saluant son slalom, sa collection de Barbara Cartland réservée à ses (nombreuses) insomnies, la collection de cloches de Georges, entreposée dans l’entrée, la pléthorique batterie de cuisine de ma grand-mère, qui posséda et conserva tout ce qui fut inventé en matière d’ustensiles et de robots ménagers dans les cinquante dernières années. »  Pages 286 et 287
  • « Lorsque nous étions réunis en famille, l’évocation de Dallas devant Lucile devint une plaisanterie récurrente, un gag à répétition. Car pour faire sourire Lucile – exactement comme on eût déclenché chez un animal un comportement conditionné par je ne sais quel réflexe pavlovien – il suffisait de lui chanter la chanson du générique. Et tout le monde, mes cousins, mes tantes, Georges lui-même, de reprendre en cœur : Dallas, ton univers impitoyable, glorifie la loi du plus fort, Dallas, et sous ton soleil implacable, tu ne redoutes que la mort.
    Alors Lucile, qui avait lu Maurice Blanchot et Georges Bataille, Lucile dont le sourire était si rare, souriait de toutes ses dents, se marrait même, et me déchirait le cœur »  Pages 292 et 293
  • « Au cours de cette période, elle abandonna sa boutique de la rue Francis-de-Pressensé (dans laquelle personne, à part quelques amis et deux ou trois curieux, ne s’aventurait jamais) et trouva un travail comme secrétaire chez un éditeur de livres scolaires. Il me semble, mais je n’en suis pas sûre, qu’elle fut présentée chez Armand Colin par une jeune femme qu’elle avait rencontrée dans ce quartier. »  Page 294
  • « Je l’attendis jusque tard dans la nuit, elle finit par surgir avec ce regard qui venait de si loin, me raconta une folle soirée passée chez Emmanuel Kant, et sa première rencontre avec Claude Monet qui ne serait pas la dernière, elle en était sûre, car ce dernier était charmant et ils avaient beaucoup sympathisé. »  Page 295
  • « Lors des visites que je fus bientôt autorisée à lui rendre, en marge de la cité et pourtant en son sein même (car Sainte-Anne est une véritable ville dans la ville), je découvris une forme de misère et d’abandon dont j’ignorais l’existence. Au détour d’une lecture, je m’étais interrogée sur le sens exact du mot déréliction, l’avais cherché dans le dictionnaire. »  Page 296
  • « Elle a ce soir le plaisir de recevoir Jeanne Champion, un écrivain traduit dans le monde entier et dont le treizième livre, Les Frères Montaurian, est un best-seller. J’apparais à l’écran, tout aussi fardée, les lèvres peintes et les yeux charbonneux, tandis que Marie-Anne résume le roman qui évoque ma cruelle jeunesse, marquée par les internements successifs de ma mère, l’alcoolisme de mon père, bref, ces années de chagrin dont je me suis, semble-t-il, libérée par l’écriture. « Il y a des passages qui sont très durs », ajoute-t-elle en guise d’avertissement. Je réponds à quelques questions, précise que le roman vient d’être traduit aux États-Unis par Orson Welles (c’est le premier nom américain qui me vient sans doute à l’esprit, nous évitons de peu le fou rire). Un peu plus tard, Manon chante une chanson qu’elle improvise en direct (dont les paroles sont hilarantes) tandis que je fais mine de lire à voix haute un extrait du roman, que j’invente au fur et à mesure malgré le rire qui me gagne. »  Pages 301 et 302
  • « (Prise d’un doute, je viens de vérifier sur Internet et de constater que Jeanne Champion existe. La vraie Jeanne Champion peint, a écrit six romans et bel et bien publié en 1979 un livre intitulé Les Frères Montaurian.) »  Page 302
  • « Manon m’a dit l’autre jour que plusieurs personnes (notamment notre père et notre frère) lui avaient demandé si cela ne lui posait pas de problème que j’écrive sur Lucile, si cela ne l’inquiétait pas, ne la dérangeait pas, ne la perturbait pas, que sais-je encore. Manon a répondu que le livre serait ma vision des choses, cela me regardait donc, m’appartenait, tout comme Violette m’avait dit qu’elle serait heureuse de lire ma Lucile. »  Page 303
  • « En 2001, j’ai publié un roman qui raconte l’hospitalisation d’une jeune femme anorexique. Le froid qui l’envahit, la renutrition par sonde entérale, la rencontre avec d’autres patients, le retour progressif des sensations, des sentiments, la guérison. Jours sans faim est un roman en partie autobiographique, pour lequel je souhaitais maintenir, à l’exception de quelques incursions dans le passé, une unité de temps, de lieu et d’action. La construction l’a emporté sur le reste, aucun des personnages secondaires n’a vraiment existé, le roman comporte une part de fiction et j’espère, de poésie. »  Pages 303 et 304
  • « Aussi abasourdies l’une que l’autre, nous sommes sorties de son cabinet et nous avons marché côte à côte sur l’un de ces boulevards du 18e arrondissement dont j’ai oublié le nom. Je n’ai pas raconté cette scène dans mon premier roman, pour une raison que j’ai également oubliée, peut-être parce qu’à l’époque, elle était encore trop violente pour moi. Dans ce livre écrit à la troisième personne, où le personnage de Laure est un double de moi-même, j’ai raconté en revanche comment sa mère était venue la voir à l’hôpital plusieurs fois par semaine, avait cherché les mots et retrouvé peu à peu l’usage de la parole. Comment la mère de Laure, replacée avec violence dans son rôle, s’était arrachée des profondeurs pour retrouver un semblant de vie. »  Pages 306 et 307
  • « Un autre jour où nous avons déjeuné ensemble, Manon est revenue sur la conversation que nous avions eue à propos de Lionel Duroy et de la manière dont ce dernier avait été rejeté par ses frères et sœurs après la parution de son roman. Manon approuvait mon projet, réaffirmait son soutien mais, à la réflexion, elle avait peur. Peur que je donne de Lucile une image trop dure, trop négative. De sa part, il ne s’agissait pas de déni mais de pudeur. Par exemple, m’a-t-elle avoué, la scène de Jours sans faim, où la mère qui a bu trop de bière, incapable de se lever de la chaise sur laquelle elle se tient, urine sous elle, lui avait semblé d’une grande violence.
    J’ai rappelé à Manon que cela était arrivé (comme si elle pouvait l’avoir oublié) »  Page 307
  • « Nous apprîmes par une amie à laquelle elle avait envisagé de s’associer, que Lucile prévoyait de cambrioler le Musée de la vie romantique afin de s’emparer des bijoux de George Sand. »  Page 312
  • « Pour écrire ces pages, j’ai relu dans leur continuité quelques cahiers du journal que j’ai longtemps tenu, sidérée par la précision avec laquelle j’ai consigné, presque chaque jour et pendant plusieurs années, les événements les plus marquants, mais aussi les anecdotes, les soirées, les films, les dîners, les conversations, les questionnements, les plus infimes détails, comme s’il me fallait garder trace de tout cela, comme si je refusais que les choses m’échappent.
    Le fait est que j’ai oublié une bonne partie de ce qui est contenu dans ces lignes, dont ma mémoire n’a gardé que le plus saillant et quelques scènes plus ou moins intactes, tandis que le reste a été, depuis longtemps, englouti par l’oubli. À la lecture de ces récits, c’est cela d’abord qui me frappe, cette élimination naturelle ordonnée par nos organismes, cette capacité que nous avons de recouvrir, effacer, synthétiser, cette aptitude au tri sélectif, qui sans doute permet de libérer de l’espace comme sur un disque dur, de faire place nette, d’avancer. À la lecture de ces pages, au-delà de Lucile, j’ai retrouvé ma vie d’étudiante, mes préoccupations de jeune fille, mes émotions amoureuses, mes amis, ceux qui sont toujours là et ceux que je n’ai pas su garder, les fulgurances de leur conversation, leurs élans festifs, l’admiration sans limite que j’éprouvais pour eux, la joie et la reconnaissance de les avoir près de moi.
    Glissées dans les pages de ces cahiers, j’ai retrouvé quelques lettres que Manon m’avait écrites à l’époque où Lucile l’a obligée à partir de chez elle et dans les quelques semaines qui ont suivi. Manon avait dix-sept ans. À la lecture de son désespoir, j’ai pleuré comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. »  Pages 320 et 321
  • « En attendant je pèse chaque mot, je ne cesse de revenir en arrière, je corrige, je précise, je nuance, je jette. C’est ce que j’appelle la voiture balai, elle m’a servi pour tous mes livres et m’est une précieuse alliée. Mais cette fois, je me demande si elle n’a pas perdu son axe. Je la regarde tourner en cercles concentriques et vains, la nuit, le doute m’assaille, je me réveille en sursaut à quatre heures du matin, je décide de renoncer, freine des deux pieds, ou bien au contraire je me demande si je ne dois pas accélérer le mouvement, boire beaucoup de vin et fumer des tonnes de cigarettes, si ce livre ne doit pas s’écrire dans l’urgence, l’inconscience et le déni. »  Pages 321 et 322
  • « (Lors des conversations que j’aurais avec elle autour de ce livre, Lisbeth, qui n’est pas à une provocation près, et avec cet humour au douzième degré qu’elle manie à la perfection, me déclarerait à propos du suicide de Lucile : « Elle m’a coupé l’herbe sous le pied, elle m’a toujours coupé l’herbe sous le pied. ») »  Page336
  • « Un samedi midi, je reçus un appel de ma mère qui venait de rejoindre une amie à République et de se rendre compte qu’elle avait laissé chez elle de l’eau à bouillir sur le gaz. Pouvais-je me précipiter dans sa cuisine toute affaire cessante ? Épuisée par une semaine harassée, j’entrai dans une rage terrible : « Mais tu me fais chier, je vais te dire, tu me gonfles, tu m’emmerdes, comme si j’avais que ça à foutre ! » (relaté in extenso dans mon journal). »  Page 337
  • « Mais en fouillant dans le carton que m’a confié Manon, j’ai trouvé quantité de notes et de papiers en vrac, avec ou sans indication de dates, ainsi qu’un certain nombre de cahiers intimes, toujours interrompus, dont seulement quelques pages sont utilisées. »  Page 348
  • « Par exemple, alors qu’elle retrouve le goût de plaire et commence à fantasmer sur le pharmacien de son quartier, Lucile entreprend la rédaction d’un ouvrage qu’elle intitule de manière pragmatique : Journal d’une entreprise de séduction sur la personne d’un pharmacien du 15e arrondissement. Elle y relate de manière précise et circonstanciée les différents achats effectués dans l’officine (dentifrice, Doliprane, brosse à dents, bonbons sans sucre) et les prétextes plus ou moins plausibles qui lui permettent d’entrer en contact avec ledit pharmacien. Un coricide liquide (Le Diable enlève les corps) lui vaut une longue explication sur la manière dont il doit être utilisé et conservé au réfrigérateur. Lucile conclut : Cinq minutes de bonheur pour 11,30 F.
    Mais au fil de ses visites, Lucile découvre que la jeune femme présente dans la boutique, qu’elle avait prise pour une simple préparatrice, est, selon toute vraisemblance, l’épouse du propriétaire. Découverte qui lui inspire cette réflexion : Détourner un pharmacien juif du droit chemin sous l’œil de sa femme, il ne faut pas que je me cache que cela va être difficile.
    Lucile s’amuse encore un peu, relate quelques épisodes peu concluants, puis capitule.
    Parmi les fragments laissés par Lucile sur lesquels je me suis arrêtée : un texte sur mon fils encore bébé, né trois ans après ma fille, dont la peau neuve et le babil l’émeuvent, un conte humoristique écrit à l’intention de ma fille, un paragraphe abasourdi sur le suicide de Pierre Bérégovoy, un texte inspiré sur les mains d’Edgar, l’aquarelliste, quelques poèmes d’une grande beauté. »  Pages 348 et 349
  • « Je n’avais jamais pris conscience à quel point l’écriture avait été présente dans la vie de Lucile, et encore moins combien l’avait occupée le désir de publier.
    Je l’ai compris en découvrant les pages déchirées d’un cahier qui date de 1993, dans lesquelles Lucile énonce clairement ce projet et fait référence à de précédents échecs.
    Fragments d’autobiographie. Je pense que c’est un titre déjà utilisé, mais qui conviendrait bien pour mes textes. Je vais les présenter de nouveau à quelques éditeurs pas encore déterminés en y ajoutant Recherche esthétique. Je n’arrive pas à me replonger dans une optique littéraire, rien ne me tente comme sujet. »  Page 350
  • « Dans les pages d’un cahier, j’ai trouvé une lettre de refus provenant des Éditions de Minuit. »  Page 350
  • « Quelques années plus tard, lorsque Lucile a écrit un texte sur Nébo, elle me l’a soumis pour relecture avant de l’envoyer, sous le pseudonyme de Lucile Poirier (Lucile, en quelque sorte, a donc choisi elle-même son nom de personnage) à un nombre restreint d’éditeurs. J’espérais pour elle que ce texte serait publié. Comme les autres, il procède par fragments et souvenirs, auxquels s’ajoutent des poèmes, des lettres, des pensées. De tous ceux qu’elle a laissés, Nébo me semble le plus abouti. J’ignorais qu’il n’était pas sa première tentative de publication. Lucile reçut, dans les semaines qui suivirent, autant de lettres de refus. »  Pages 350 et 351
  • « Lorsque j’ai su que Jours sans faim allait paraître, je lui ai donné à lire le manuscrit. Un samedi soir où elle devait venir chez nous pour garder nos enfants, Lucile est arrivée ivre, le regard dilué. Elle avait passé l’après-midi à lire le roman, elle l’avait trouvé beau mais injuste. Elle a répété : c’est injuste. Je me suis isolée avec elle, j’ai tenté de lui dire que je comprenais que cela puisse être douloureux, que j’en étais désolée, mais il me semblait que le livre révélait aussi, si besoin en était, l’amour que j’éprouvais pour elle. »  Page 351
  • « Par la suite, je lui fus reconnaissante d’accepter l’existence de ce livre et de suivre avec intérêt l’accueil qu’il reçut. Quelques années plus tard, elle m’a dit un jour qu’elle l’avait relu et qu’elle avait été impressionnée par sa maîtrise.
    Lucile n’a jamais voulu venir à aucune de mes lectures ou rencontres en librairie, fussent-elles à deux pas de chez elle, par pudeur ou par timidité. Même plus tard, pour mes autres livres. Je crois qu’elle avait peur d’être jugée, comme si le monde entier avait lu mon premier roman, ne pouvait manquer de la reconnaître et de la montrer du doigt.
    Sur chacun de mes livres, Lucile s’est montrée circonspecte et bienveillante comme elle l’a été sur tout ce qui, à ses yeux, concernait ma vie intime. »  Pages 351 et 352
  • « L’écriture de Lucile est infiniment plus obscure, plus trouble et subversive que la mienne. J’admire son courage et les fulgurances de sa poésie. »  Page 352
  • « Il m’est parfois venu à l’idée que si Lucile n’avait pas été malade, elle aurait écrit davantage, et peut-être publié ses textes.
    Je me souviens d’une interview de Gérard Garouste, diffusée sur France Inter, qui m’avait beaucoup frappée. Le peintre s’inscrivait à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle un bon artiste se doit d’être fou. À titre d’exemple, il évoquait Van Gogh, dont on a l’habitude de dire que le génie est indissociable du délire. Selon Garouste, s’il avait pu bénéficier des médicaments dont la psychiatrie dispose aujourd’hui, Van Gogh aurait laissé une œuvre encore plus complète. »  Pages 352 et 353
  • « Lorsque j’écris sa renaissance, c’est mon rêve d’enfant qui ressurgit, ma Mère Courage érigée en héroïne : « Lucile laissa derrière elle ses heures parmi les ombres. Lucile, qui n’avait jamais pu monter à la corde, se hissa hors des profondeurs, sans que l’on sût véritablement comment, en vertu de quel élan, de quelle énergie, de quel ultime instinct de survie. » »  Page 353
  • « Nous aimions la musique de sa voix et celle de son rire, la poésie de sa langue, son vouvoiement affectueux, tout droit sorti de la Comtesse de Ségur. »  Page 357
  • « L’appartement était sens dessus dessous, une vingtaine de bouteilles vides jonchaient le sol, Lucile avait coupé les fils du téléphone, au sens propre, avec une paire de ciseaux, et annoté un certain nombre d’objets, de livres, de reproductions de peinture à l’aide de post-it ou de petits papiers, sur lesquels on pouvait lire, de son écriture tremblante, les élucubrations plus ou moins compréhensibles de son délire. »  Page 364
  • « Lucile avait arrêté de fumer, son avenir s’énonçait en termes de cures, de cycles, de rayons, de cathéter, elle essaya néanmoins de parler d’autre chose, me posa quelques questions sur la sortie de mon livre et sur la manière dont les choses évoluaient dans mon entreprise, où je traversais une période difficile. »  Page 372
  • « J’étais prise par diverses rencontres autour de mon livre, j’effectuais les dernières semaines de mon préavis de licenciement (lequel avait été motivé par mon refus revendiqué d’adhérer aux orientations stratégiques de l’entreprise), j’avais entrepris le rangement de mon bureau et la transmission de mes dossiers. »  Page 381
  • « Le lundi je ne l’ai pas appelée non plus, j’ai travaillé sur le roman que je réécrivais pour quelqu’un d’autre. »  Page 383
  • « Lucile avait laissé dans son appartement un certain nombre d’indications concernant des dons ou des restitutions. La Pléiade de Rimbaud était destinée à Antoine, le mari de Manon.
    Sur l’exemplaire poche des Petits poèmes en prose, « L’Invitation au voyage » était marquée d’un post-it. Je crois que Lucile aimait la poésie de Baudelaire au-delà de tout.
    J’ai lu devant une cinquantaine de visages bouleversés ce texte qui lui ressemble tant :
    Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille, honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! »  Pages 390 et 391
  • « Les photos, les lettres, les dessins, les dents de lait, les cadeaux de fête des mères, les livres, les vêtements, les babioles, les gadgets, les papiers, les journaux, les cahiers, les textes dactylographiés, Lucile avait tout gardé. »  Page 396
  • « Il y a quelques mois, alors que j’avais commencé l’écriture de ce livre, mon fils, comme souvent, s’est installé dans le salon pour faire ses devoirs. Il devait répondre à des questions de compréhension sur « L’Arlésienne », une nouvelle d’Alphonse Daudet, tirée des Lettres de mon moulin.
    À la page quatre-vingt-dix-neuf du livre de français Lettres vives, classe de 5e, la question suivante lui était posée : « Quels détails prouvent que la mère de Jan se doutait que son fils n’était pas guéri de son amour ? Peut-elle cependant empêcher le suicide de s’accomplir ? Pourquoi ? »
    Mon fils réfléchit un instant, note avec application la première partie de sa réponse sur son cahier. Puis, à voix haute, sur un ton péremptoire et parfaitement détaché, comme si tout cela n’avait rien à voir avec nous, ne nous concernait en rien, mon fils répond lentement, à mesure qu’il note : « Non. Personne ne peut empêcher un suicide. »
    Me fallait-il écrire un livre, empreint d’amour et de culpabilité, pour parvenir à la même conclusion ? »  Pages 399 et 400

1 réflexion au sujet de “Rien ne s’oppose à la nuit”

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